KRISTINE |
Située au nord de l'île de Luzon, la ville de Baguio, située à 1200 mètres d'altitude, a le privilège d'offrir à ses habitants un climat tempéré qui en a fait pendant des siècles la capitale d'été du gouvernement philippin fuyant la chaleur écrasante de l'été de Manille. Pour la même raison, elle est aussi devenue le centre des activités des "fameux" guérisseurs de la foi (faith healers) philippins. La ville, encastrée dans les montagnes couvertes de pins, à une heure seulement de la mer de Chine, a su garder sa bonne humeur provinciale et ne manque pas de charme.
En haut de Session Road, sa cathédrale rose domine la ville, son célèbre marché aux légumes, son université.
En 1990, épicentre d'une violent tremblement de terre, Baguio fut ravagée : plus de mille morts. Ses habitants - mélange d'Illocano, Bontoc, Ifugao - surent rapidement rassembler l'énergie et la ténacité des montagnards et reconstruisirent la ville.
Mars de cette terrible année 90, Kristine, 7 ans, accompagnée de sa sœur Melba, vendait des billets de loterie à l'entrée du portail de la cathédrale, en concurrence avec quelques aveugles mais aussi avec quelques gosses qui, comme elle, par leur jeune âge et leur vivacité, assuraient le riz quotidien de leurs familles. Son petit regard espiègle sait accrocher le client. Mais à mieux y regarder, on pouvait voir que son œil droit était à moitié couvert d'une peau blanche. A peine sept ans, Kristine souffrait déjà d'une cataracte.
Cette photo jointe de Kristine enfant marque l'instant même de cette mutuelle découverte avec le premier enfant que je rencontrais dans ce pays à l'autre bout du monde, à l'autre bout de mon monde. Sans aucune appréhension de l'étranger vite apprivoisé, Kristine m'entraîna vers un groupe d'adultes et me présenta à Dolorès, sa grand-mère, qui devait avoir un peu plus de quarante ans, et le compagnon de celle-ci, beaucoup plus âgé, totalement ivre malgré l'heure matinale. Dolores gagnait quelques petits sous en balayant le parvis de la cathédrale ; son actuel compagnon photographiait les touristes entre deux cuites.
La loi des revendeurs est inexorable. Un jour, Kristine a perdu son carnet de tickets de loterie. Pendant un long mois, elle a dû continuer à vendre sans aucune recette pour elle-même.
Chaque fin de journée, je pris l'habitude de passer par la cathédrale. Je voulais revoir Kristine. La famille habitait un misérable taudis fait de vieilles tôles percées assemblées à la hâte. L'abri précaire se trouvait à Rock Quarry, au fond d'une cuvette inondée 5 mois par an. Le jour de sa naissance, Kristine avait été abandonnée par sa mère, elle-même abandonnée par le père de l'enfant. Ce fut sa propre grand-mère qui décida de l'adopter et de faire les papiers nécessaires à la reconnaissance de l'enfant. Pour Kristine, la vie ne démarrait pas au mieux.
Petit à petit, je découvrais aussi que la grand-mère adoptive buvait à ses heures, piquait régulièrement des crises de colère incontrôlables, que son compagnon pouvait être violent.
Chaque jour, Kristine guettait mon arrivée. Aussitôt que je sentis une confiance réciproque avec l'ensemble de la famille, j'emmenais Kristine chez un ophtalmologue qui diagnostiqua une carence en vitamines et ne prescrivit qu'une meilleure alimentation. Or, le groupe de photographes avait l'habitude d'aller boire dans une petite canteen toute proche où les enfants pouvaient boire de l'eau à loisir. Kristine me présenta à la propriétaire, une femme blanche, ate Evelyn. Par bonheur, ate Evelyn parlait formidablement bien l'anglais, connaissait bien ces personnes en situation difficile et possédait un cœur immense. Nous nous sommes mis d'emblée d'accord: Kristine viendrait chaque matin à la canteen et déjeunerait d'un arrozcaldo (riz cuit en soupe avec un aileron de poulet) et d'une verre de Milo (chocolat enrichi aux vitamines). Quant à moi, je passerai chaque semaine pour payer.
Par ailleurs, j'ai fait fabriquer une valisette en contre-plaqué sur un chantier devant lequel je passais chaque jour et dont les ingénieurs commençaient à me connaître et j'ai fourni à Dolorès un petit capital lui permettant de vendre bonbons et cigarettes dans la rue.
Une heure par jour, je m'asseyais sur le trottoir avec Kristine qui, à ma demande, avait dégotté un livre de lecture en anglais et, avec quelques uns de ses compagnons, dans nos langues usuelles (anglais - illocano), nous nous enseignions les mots illustrés. Je voulais avant tout motiver l'enfant à l'apprentissage pour lui donner l'envie de s'inscrire à l'école dès la prochaine rentrée scolaire. Pourquoi aller à l'école quant on peut déjà gagner sa vie par soi-même! Cela n'allait pas de soi. Ce ne fut pas non plus facile d'expliquer aux grands-parents que non seulement l'enfant devait aller à l'école, mais qu'en plus, ils allaient devoir compter sans les revenus qu'elle assurait.
Pour la rentrée des classes, l'Association Alouette n'existant pas encore, j'ai enrôlé Kristine auprès d'EPE, une association française qui parrainait des enfants à Baguio. Sa première rentrée scolaire se fit donc à Mabini Elementary School, pas trop loin de la cathédrale.
Valorisé par son petit commerce indépendant, Dolores a su maintenir le capital de roulement et, très vite, a décidé de se lancer dans le commerce des "baluts", ces œufs de canard couvés pendant vingt-cinq jours et cuits à la vapeur avec le petit oisillon à l'intérieur. Un délice philippin. Ce met est considéré comme aphrodisiaque; aussi les œufs couvés se vendent-ils de nuit. Ainsi, chaque fin d'après-midi, après l'école, Kristine rejoignait sa grand-mère sur le large trottoir de Session road où celle-ci commençait à installer son cuit-vapeur qui maintenait les "baluts" au chaud.
Mais, avec la rentrée scolaire, début juin, vient aussi la saison des pluies. Les montagnes qui environnent Baguio (en tagalog, Bagyo signifie typhon) bloquent les nuages. Le froid, l'humidité, les rafales de pluies lors des incessants passages de typhons, ont fait des nuits de Kristine des nuits de cauchemars sans fin, car elle dormait la plupart du temps sur le trottoir, recouverte d'une maigre vieille couverture déchirée, sur quelques cartons précieusement pliés. Mais Dolores s'est acharnée. Elle a géré malgré tout son petit capital avec sagesse et put alors louer une petite maison de tôles en meilleur état que la précédente à Camp 8, le long de Marcos Highway.
Quelques années plus tard, Kristine, ne supportant plus le caractère de sa grand-mère et l'alcool du "vieil homme" comme les siens l'appellent, commença une nouvelle vie avec Mary, sa mère naturelle. Chaque journée, chaque heure non scolarisée, elle les passa depuis lors aux côtés de Mary et de sa jeune tante Lourdes, à vendre des fruits dans Mabini Street, guettant les quasi quotidiennes descentes de policiers qui ne ratent jamais une occasion de saisir la cargaison des petits vendeurs qui n'ont pas eu le temps de s'enfuir avec leurs lourds étals de fruits.
Assez rapidement, à la suite de la création d' Association Alouette, nous avons trouvé un parrainage à Lourdes. Tout naturellement, Mary m'a alors demandé d'inscrire Kristine dans notre programme de parrainage.
Les années passent et … un jour, on se demande pourquoi la fillette aux yeux rieurs que l'on a connue est maintenant une jeune fille.
- Si je vous raconte cet épisode qui a fortement marqué mon histoire de vie, c'est parce que je viens tout juste de recevoir un courrier de Kristine. Celle qui était une enfant inhibée, voire craintive au milieu des autres enfants, est restée un peu timide mais, dans cette jolie lettre, elle m'annonce que cette année encore elle a été élue leader de sa classe. L'élève très moyenne des premières années scolaires est devenue la top one (la première). Elle me dit aussi qu'elle représentera à nouveau son école au concours de chant de la ville et, surtout, qu'elle a été choisie pour chanter l'hymne national lors de la cérémonie de graduation en mars où elle m'invite déjà.
C'est sa dernière année d'High School, Kristine va devoir maintenant faire un choix professionnel et s'inscrire en College pour quatre années.
Bonne chance Kristine. Et surtout, ne t'inquiète pas… je veille.
Bernard.