MUNTINLUPA : L'univers carcéral (2) |
Par Alexandre Leborgne
L'univers carcéral de Muntinlupa (2) -
Presque tous les prisonniers que je connais à Palawan viennent de la prison de Muntinlupa. Ce nom commençait à faire écho dans mon esprit à mille histoires, anecdotes, de celles que les prisonniers n’oublient pas, les plus chargées d’émotion. Ce lieu prenait donc des allures irréelles, fantasmagoriques et il était temps que je visite l’endroit.
De retour à Manille, deux jours avant de rentrer en France, je me renseigne sur Muntinlupa. C’est à Alabang, une banlieue éloignée. Ce nom me rappelle quelque chose, c’est là qu’habite la sœur d’une tante, à qui je comptais plus ou moins rendre visite un jour. Tout se goupille donc bien, je vais m’incruster dans cette famille éloignée pour la soirée et je serais tôt sur place pour essayer d’entrer dans la prison. Je ne sais pas encore si ce sera possible, mais je sais déjà que, de toutes façons, sans aucun contact préalable, ça prendra du temps. Et puis j’ai eu le temps d’apprendre, à mon grand regret, que les choses les plus intéressantes, aux Philippines, se passent souvent tôt le matin.
Je prends donc le bus pour Alabang et Muntinlupa. En route, j’essaye d’imaginer ce lieu en me rappelant les descriptions de mes amis de Palawan, les murs immenses, les guerres des gangs et tout le reste. J’arrive le soir et je vois, en effet, de grands murs infranchissables, percés de quelques entrées sévèrement gardées. Ils circonscrivent les riches quartiers résidentiels. J’apprends, avec surprise, que je suis dans la banlieue la plus huppée de Manille.
Je trouve le jeepney qui doit me conduire chez mes hôtes français. Le véhicule fait quelques kilomètres, mais, au passage du fatidique poste de contrôle, tous les passagers sortent machinalement un laissez-passer. Ce sont les domestiques des riches habitants du lieu. Je suis évidemment le seul à ne rien avoir et les gardes n’ouvriront pas la barrière tant que je ne serai pas descendu. Ils ne me laisseront pas passer sans avoir joint mes hôtes au téléphone. Il n’y a personne à la maison et le jeepney repart sans moi. Le prochain doit passer dans plus d’une heure et il y a une pluie battante.
Le lendemain, je suis dans un autre jeepney et, cette fois, nous allons vers la prison. Il y a aussi des gardes-barrière mais ils nous font un signe de la main et tout le monde entre sans autre forme de contrôle. La difficulté n’était donc pas là où je pouvais l’attendre.
Mes nouveaux amis français ne savaient pas qu’il y avait, dans leur ville, la plus grande et la plus mythique prison des Philippines. En partant de chez eux, j’ai fait un grand détour pour retrouver les jeepneys dans le centre et j’ai finalement réalisé que la prison est accolée à leur lotissement.
La zone pénitentiaire dans laquelle je viens d’entrer est une véritable ville dans la ville. Il y a là les familles des membres de l’administration, des écoles, des églises et tous les prisonniers de sécurité minimum, en semi-liberté. Les prisonniers, aux Philippines, passent par trois principaux stades, suivant leur conduite et la durée de leur incarcération. Dans un premier temps, ils sont en sécurité maximum, puis médium, puis minimum. Ceux qui ont le temps de passer par tous les échelons et de devenir un jour « minimum », sont généralement les prisonniers de longues peines.
Les prisonniers « maximums » sont tous rassemblés dans une immense enceinte, New Bilibid Prison, au centre de cette ville pénitentiaire. Ils sont 8 000 derrière leur palissade, presque totalement livrés à eux-mêmes, tout y est régi par les gangs et les gardes évitent d’intervenir. C’est de là que viennent les prisonniers de Palawan et c’est l’endroit que je veux visiter.
Il y a ensuite le Camp Sampaguita où sont enfermés les prisonniers « médiums », ils sont encore gardés mais ont plus d’activités et peuvent recevoir plus de visites. Ils sont en chemin pour la semi-liberté.
Les prisonniers « minimums » ne sont presque plus gardés, ils peuvent se déplacer dans cette ville pénitentiaire et y trouver des emplois. Par contre, ils doivent rentrer chaque soir dans leurs dortoirs.
Les trois catégories regroupent environs 30000 prisonniers à Muntinlupa. Je commence par rendre visite au prêtre de l’église la plus proche de New Bilibid Prison. Je lui expose mon problème, mon lien avec les prisonniers de Palawan et ma volonté de visiter le quartier des « maximums ». Il m’explique qu’il va tous les dimanches dire une messe dans cette enceinte. Nous sommes justement un dimanche et je pense avoir sonné à la bonne porte. Je lui laisse mon autorisation de filmer dans la prison de Palawan et mon passeport, il va essayer de me faire faire un laissez-passer pour que je l’accompagne l’après-midi. J’obtiens mon autorisation et nous entrons ensemble dans l’enceinte.
Il y a plusieurs sas à passer, le dernier débouche sur une grande cour très animée. Il n’y a alors plus aucun gardien et je n’en verrai pas un seul de l’après-midi. J’assiste à la messe, sur le banc d’un membre du Congrès qui a défrayé la presse philippine quelques mois auparavant pour une histoire de viol. Deux autres prisonniers montent la garde à ses côtés. Après l’office, le prêtre me dit qu’il en a encore pour une paire d’heures et que je peux aller me promener.
L’endroit est en effet incroyable, il y a de nombreux grands bâtiments, chacun appartenant à un gang, entre lesquels se sont développés des centaines d’épiceries, de cantines, de coiffeurs… tous montés et tenus par les prisonniers. J’ai l’impression d’être dans le centre d’une ville de province. De partout je suis interpellé, on m’offre à boire, à manger, on me fait visiter les bâtiments.
J’explique au tenancier de la cantine où je mange que je suis français, il me dit alors : « Nous aussi, on a un Français ici » et quelqu’un part le chercher. Je rencontre alors Hervé, une quarantaine d’années, il est enfermé depuis un an et demi et a une peine de 14 ans pour une escroquerie financière dans laquelle il m’explique ne pas avoir trempé. Il attend son jugement en appel. Nous continuons alors la visite ensemble. Je lui pose plein de questions sur la prison, sur sa condition, sur ce que je peux faire pour lui. Il répond à tout mais réoriente toujours la discussion sur mes études d’ethnologie. C’est un passionné qui a commencé des études en autodidacte sur les tissus des tribus du sud du pays. Nous parlons donc longuement des théories ethnologiques, en déambulant dans les ruelles du quartier des maximums, un univers qui m’intrigue, mais qui est depuis longtemps devenu son quotidien, auquel il essaye d’échapper, le temps d’une ballade érudite.
A Palawan, Alejandro Aquino, le prisonnier dont je suis le plus proche et qui sera le personnage principal du film documentaire que je réalise, est resté sept ans dans le quartier des « maximums » de Muntinlupa. Il y est devenu l’un des principaux chefs du gang le plus puissant, les Sputniks. Il m’a longuement expliqué le mode de fonctionnement de ces 11 gangs qui règlent la vie au sein de New Bilibid Prison. Ils ont leurs bâtiments, leurs hiérarchies, leurs règlements, leurs tribunaux, leurs punitions pour les membres du gang, allant jusqu’à la mise à mort, leurs tatouages distinctifs, leurs caches d’armes renfermant couteaux machettes, pistolets, fusils automatiques et grenades… Ces armes sont sorties en cas de riots, affrontements généralisés pendant lesquels certains gangs s’associent contre d’autres.
Mais Alejandro m’explique que ces riots sont rares, lui-même a essayé de les éviter au maximum en réglant les conflits lors de réunions extraordinaires rassemblant les chefs et le directeur de la prison. Il insiste sur le fait que les gangs sont avant tout des systèmes d’entraide qui permettent une vie organisée dans un univers à tendances anarchiques. Les chefs des gangs travaillent en étroite collaboration avec l’administration, l’appartenance à tel ou tel gang est officialisée dans le dossier de chaque prisonnier.
Hervé s’est fait acheter aux enchères par le gang des OXO, il s’est donc fait tatouer les O en têtes de mort et le X en os dans le dos. Il n’a pas eu son mot à dire, mais maintenant il se sent protégé. Il m’explique qu’en dehors des riots qui peuvent durer plusieurs jours et faire des dizaines de morts, la vie est plutôt calme et bien organisée. Il se sent beaucoup mieux ici que dans les cellules de la prison de quartier où il a été enfermé pendant sa première année. Il apprécie de pouvoir se déplacer librement dans cette petite ville entourée de murs.
J’ai été assez étonné par cette ambiance de liberté relative. Une micro-société autogérée s’est reformée, je pense qu’elle peut occasionnellement mener aux pires excès, mais qu’elle permet aussi aux prisonniers de rester relativement indépendants et actifs dans leur quotidien.